Un spectacle ingénieux qui donne à voir et apprécier le théâtre autrement, pour tous et toutes. Au Vilar jusqu’au 23 novembre puis au National. Scènes Dans un décor de cartons, deux personnages voyagent au travers de l’Europe. Un périple épique, absurde et drôlissime.
À l’heure où les technologies envahissent de plus en plus (à tort ou à raison, pour des motifs esthétiques, scénographiques, budgétaires…) les plateaux de théâtre, la pièce, démentielle, Les gros patinent bien ★★★★ revient, elle, aux fondements du théâtre : le théâtre de rue, artisanal, avec un praticable et des décors et accessoires simples, accessible à un large public. Tout démarre lors de leur première répétition. Alors que des cartons traînent dans un coin de la salle, les auteurs, metteurs en scène et comédiens français Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan s’en saisissent pour écrire au gros marqueur noir les décors et accessoires qu’ils souhaitent figurer. Ils se prennent au jeu et bricolent peu à peu une histoire loufoque qui se déploie dans un univers complètement cartonné, des décors aux accessoires en passant même par certains costumes. Quant à l’histoire, il s’agit, en réalité, davantage d’un périple épique, absurde et drôlissime, mené tambour battant par un duo croquignolesque, clin d’oeil à Laurel et Hardy ou encore Don Quichotte et Sancho Panza. Un homme (Didier Boulle), qui ne s’exprime qu’en yaourt et restera assis sur une caisse en carton tout au long de la pièce, se retrouve à voyager au travers de l’Europe, à la recherche d’une sirène. Il a un compagnon d’aventure (Clément Deboeur), préposé aux décors, qui, comme dans les films muets, fait défiler des cartons précisant le lieu, la météo, le type de paysages, les moyens de locomotion, les animaux, etc.
Un bijou d’orfèvrerie
Sous ses joyeux dehors un peu foutoir et bric-à-brac, Les gros patinent bien pourrait, de prime abord, faire penser à un spectacle d’impro. On comprend vite qu’il n’en est rien. Cette pièce est un véritable bijou d’orfèvrerie (elle a été récompensée Meilleur spectacle de théâtre public aux Molières 2022) : chaque action sur scène, chaque interaction entre les deux comédiens relève d’une mécanique ultra-précise afin que tout puisse s’enchaîner avec fluidité et soit parfaitement synchrone. Pour mener une telle danse, il faut donc deux partenaires de choix, au jeu tout aussi brillant que délirant : l’un, sans jamais bouger de son siège en carton, vit son voyage à fond, racontant son expédition et partageant ses émotions dans un anglais totalement approximatif, mais que, magie de l’interprétation, tout le monde comprend ; l’autre s’échine à littéralement planter le décor, jonglant avec des dizaines de cartons noircis d’un “Islande”, “fjord”, “arc-enciel”, “buée”, “ferry”, “larmes”, “baleine”, “sousmarin”, “vélo”, “drache”, etc., n’hésitant pas à pousser le détail jusqu’à imiter une mouche, une mouette, un mouton, un Écossais en kilt, un phoque, un phare, un radar, etc., à chanter, danser, taper du pied et briser le 4e mur… Impossible de décrocher ses yeux de la scène. Le public est happé dans le tourbillon de cette folle épopée.
Fameux et ingénieux spectacle, Les gros patinent bien donne à voir et apprécier le théâtre autrement, sans laisser personne sur le bord de la route. Une gageure parfois encore trop rare dans le paysage culturel.
Stéphanie Bocart