Les gros patinent bien, c’est une aventure théâtrale aussi folle que son titre, une création rocambolesque d’un cabaret de carton qui – osons le jeu de mots parce qu’il s’impose – cartonne partout en France. Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan, les créateurs et interprètes de cette épopée hilarante, croisant l’esprit des Monty Python et le burlesque des clowns, n’auraient jamais pu imaginer que leurs quarante minutes d’improvisation, un jour de septembre 2020 sur un tréteau en plein air, à l’arrière du Théâtre du Rond-Point, à Paris, se transforment en un spectacle cartoonesque tout public réclamé un peu partout en France.
Récompensé en 2022 par le Molière du théâtre public, Les gros patinent bien cumule déjà plus de cent quarante dates de tournée dans les théâtres subventionnés et 180 représentations au Théâtre Tristan Bernard, un théâtre privé parisien. Cet été, ils seront au Festival d’Edimbourg, en Ecosse, et, pour la saison 2023-2024, 175 dates sont d’ores et déjà prévues, dont trois semaines au Théâtre des Célestins, à Lyon. Derrière ce calendrier impressionnant, qui a nécessité de recruter trois nouveaux binômes pour jouer au même moment à Paris et en province, se cachent une insolite histoire, une longue complicité et une foi inébranlable dans un théâtre accessible à tous.
« Ce spectacle est un enfant du Covid », racontent Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan. Tout commence courant 2020, dans une salle de répétition des Bouffes du Nord, à Paris. « On devait monter un projet, nous n’avions pas vraiment d’idée, et le théâtre n’avait plus un sou », se souviennent-ils. Face à l’absence de moyens, ils se sont mis à écrire des mots sur des cartons, « caille », « rocher », « arbre »…
Situations épiques
Au même moment, Jean-Michel Ribes, alors patron du Théâtre du Rond-Point, contacte ce duo qu’il connaît bien pour leur proposer de participer, en septembre 2020, à un petit festival en plein air, Le Rond-Point dans le jardin, imaginé pour relancer l’envie de spectacle après une saison très perturbée par la crise sanitaire. Les deux comédiens acceptent, ravis à l’idée de jouer en extérieur pour toucher le plus de public possible. Et trouvent un titre, Les gros patinent bien, en écho à l’histoire du Rond-Point, qui fut une patinoire avant d’être transformée en théâtre. « Il ne restait plus qu’à faire patiner le gros », s’amuse Pierre Guillois, au physique aussi maigre que celui de son comparse est corpulent.
Le processus de création se transforme en « atelier cartons » . « On passait nos répétitions à les découper et à écrire dessus au feutre, au fur et à mesure que venaient les idées. Nous n’étions pas sûrs de nous, craignions d’être à la limite du dérisoire. » Mais le premier test improvisé dans le jardin du Rond-Point, mettant en scène des situations épiques avec un gros personnage assis, grommelant une langue imaginaire, et un grand échalas virevoltant cartons en main pour imager un road-movie, s’avère prometteur. L’aventure est lancée, et le spectacle est créé en décembre 2021, au Rond-Point.
En découpant leurs cartons (la version finale des Gros patinent bien en compte cinq cents), les deux comparses n’ont jamais cessé de « penser au public et à la manière de rendre le théâtre non intimidant ». Avec leur précédente création, Bigre – mélo burlesque sans un mot, mettant en scène les tribulations de trois antihéros dans leurs chambres de bonne respectives, qui remporta un beau succès et un Molière de la comédie en 2017 –, ils s’étaient dépossédés de la parole. Avec Les gros patinent bien, ils ont renoncé aux décors, mettant à découvert toute la mécanique d’accessoires du spectacle. « Nous cherchons à réveiller une créativité accessible à tout le monde », insiste Pierre Guillois. « C’est un peu de l’arte povera », complète Olivier Martin-Salvan.
« Rire de résistance »
Cette obsession de fédérer est issue de l’expérience « fondatrice » vécue au Théâtre du peuple de Bussang (Vosges). C’est là que les deux comédiens se sont rencontrés, en 2006. Pierre Guillois en était alors le directeur et recherchait un comédien pour Noël sur le départ. Il recrute Olivier Martin-Salvan. Ce sera l’amorce d’une longue collaboration et d’une complémentarité sans faille. Les deux artistes se sont retrouvés au bon endroit au bon moment.
« A 20 ans, j’ai joué dans Le Bourgeois gentilhomme, mis en scène par Benjamin Lazar. Trois ans après, je me suis retrouvé dans la Cour d’honneur, à Avignon, pour L’Acte inconnu, de Valère Novarina, j’ai eu beaucoup de chance, souligne Olivier Martin-Salvan. Mais tout allait trop vite, j’ai senti une perte de sens de ce métier, un entre-soi qui me faisait peur. En arrivant à Bussang et en travaillant avec Pierre, tout prenait sens. »
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Pierre Guillois, lui, a vu tous ses « fantasmes esthétiques imploser » lorsqu’il était artiste associé au Centre dramatique national (CDN) de Colmar et a travaillé avec des amateurs et dans des quartiers en difficulté. « J’ai senti que quelque chose n’allait pas dans la manière d’envisager le théâtre. J’ai compris la problématique du public, la nécessité de se déshabiller des outils connus pour qu’il y ait rencontre. » A Bussang, ce fut le même enjeu, sans renoncer pour autant à bousculer le public. Suivra, notamment, la création du Gros, la vache et le mainate (2011), du théâtre populaire capable d’audace.
Porté par la compagnie de Pierre Guillois, Le Fils du grand réseau, Les gros patinent bien ont la particularité d’être coproduit par six scènes subventionnées, mais aussi par la société de production Ki m’aime me suive, dont l’un des créateurs, Pascal Guillaume, est directeur du Théâtre Tristan Bernard, à Paris. A l’instar des spectacles de Joël Pommerat repris au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, à Paris, ce cabaret de carton fait partie des rares projets créés dans le public qui peuvent continuer leur vie dans le privé.
Cette double programmation, c’est « un petit miracle très vertueux et qui sert tout le monde, résume Pierre Guillois. Le Tristan-Bernard, qui avait déjà accueilli Bigre, atteint un public différent du secteur public, notamment de trentenaires ». « Pour ces deux spectacles, on s’est construits grâce à Jean-Michel Ribes. Où aurait-on pu créer et jouer à Paris ailleurs qu’au Rond-Point ? Nulle part. Nous sommes des héritiers du rire de résistance porté par le directeur de ce théâtre », insiste Pierre Guillois. Par « militantisme pour le service public », le duo fait la tournée dans les scènes nationales et les CDN, et a recruté des comédiens pour les dates parisiennes dans le privé.
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Défenseurs du service public
Lorsqu’il a reçu, le 30 mai 2022, le Molière du théâtre public, le duo des Gros patinent bien a repris ses cartons, mais, cette fois, pour brandir à l’intention de la ministre de la culture, Rima Abdul Malak, une proposition : « En ces temps moroses, pourquoi ne pas considérer le rire comme une grande cause nationale. Le rire peut/doit être un acte poétique. Créez s’il vous plaît de toute urgence un théâtre national dédié à la comédie. » C’était, pour eux, une manière de dire que « le rire est une chose sérieuse qui doit être prise au sérieux ». Or, ces deux défenseurs du service public de la culture constatent que, « plus on monte dans la sphère théâtrale, plus le rire, la farce deviennent une chose suspecte et risquent le mépris. Le théâtre public s’est construit contre le rire et la comédie, et on le paie encore. » Leur intervention aux Molières avait pour objectif, expliquent-ils aujourd’hui, « d’inciter la ministre à inscrire le rire au même rang que toute autre ambition artistique ».
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Rima Abdul Malak n’a pas pris leur intervention pour une boutade et les a même invités à « bordéliser » la présentation de ses vœux, le 16 janvier, à la Grande Halle de La Villette, à Paris. Exercice difficile tant le public de cette rencontre était particulier. Mais une pierre a été posée. « Ayant commencé ma vie professionnelle à Clowns sans frontières, je ne peux qu’être convaincue de la force du rire, notamment dans les moments de difficulté, pour nous aider à vivre et à tenir ensemble. Le rire est une légèreté mais aussi une résistance », reconnaît la ministre.
En attendant, Les gros patinent bien poursuit son tour de France. Jeudi 9 février, le duo a joué au Manège Maubeuge-Scène nationale (Nord), devant une salle comble et enthousiaste réunissant toutes les générations. A la sortie de la représentation, sourire aux lèvres, des collégiens comparent leur « trophée ». Ils ont tellement aimé le spectacle qu’ils ont emporté un souvenir. Un petit cœur en carton pour l’un, des grêlons en ruban adhésif pour l’autre, chapardés en bordure de scène. L’équipe technique du spectacle devra les refaire. Ils en ont l’habitude. Ils gèrent 2 tonnes de carton, qui nécessitent cinq heures de mise en place, et doivent, après chaque spectacle, réparer ou renouveler des accessoires au gré des détériorations ou des disparitions. C’est la rançon du succès.