«Je n’ai jamais vu un spectacle comme ça!» La petite dame devant moi n’en revient pas. Malgré son grand âge, jamais elle n’a vu des pitres raconter une traversée de l’Europe sans paroles (intelligibles), mais avec des bruitages éloquents et une enfilade de cartons qui indiquent ce qu’on doit voir. Un sapin, un avion, un phare. Et ça marche! On est transportés, autant par l’humour des deux facétieux, très British décalé, que par l’originalité du projet. Mardi, c’est la salle bondée du Théâtre Benno Besson qui a applaudi debout Les gros patinent bien, après Vevey, Delémont, Neuchâtel, Villars-sur-Glâne et Morges, en janvier. Sans oublier le Forum Meyrin et le Théâtre de Berne, en 2022, les premiers lieux helvétiques à avoir flairé le filon.
Des fjords au désert
La recette magique de Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan? Raconter avec peu de moyens, mais beaucoup d’imagination, une improbable traversée qui emmène un lord replet au sabir pseudo-anglais depuis les fjords norvégiens jusqu’au fin fond de l’Espagne. Voir plus loin si l’on en croit l’épilogue abyssal… Née en juin 2021 de la précarité du covid, d’où le tsunami de cartons, cette trouvaille théâtrale compte plus de 400 représentations en France et en Europe – ils étaient à Edimbourg en août dernier – et a reçu le Molière 2022 du meilleur spectacle du théâtre public. Une récompense méritée tant les deux joyeux parviennent à tenir les spectateurs en haleine avec l’inlassable répétition du même procédé. Soit, autour du héros assis et réjoui (Pierre Bénézit), un factotum déchaîné (Edouard Penaud) qui porte à bout de bras et, parfois, avec un magnifique déhanché – Ah, le phoque! – des panneaux en carton évoquant les lieux, les objets, les animaux , beaucoup d’animaux, ou les personnages. Le mot pour la chose, c’est, pendant une heure et demie, le deal astucieux passé avec un public qui raffole du jeu. Il faut dire que le matériau de base est décliné à foison. Le carton peut être ferme et devenir un habitacle – les échoppes, le ferry, l’avion. Il peut être souple et se muer en cape au vent. Ou transformé en fanfreluches – les cheveux de la sirène, la barbe du voyageur –, sans oublier le long, très long accordéon qui évoque le membre avantageux d’un policier ibère au comble de l’autosatisfaction. On le voit, l’humour est volontiers potache et les jeux de mots font aussi le bonheur des spectateurs. Puisque la compréhension dépend de la manière dont sont montrés les panneaux, le duo multiplie les effets de surprise avec des termes rajoutés. Tapette devient tapette à mouches, et la salle respire, avant que raie ne devienne raie des fesses, et la salle glousse. Sans oublier le comique derépétition, cette fameuse canette de coca qui échappe toujours à la dégustation. Au fond, si ce spectacle marche si bien, c’est qu’il se souvient qu’on a tous été des gamins. Déjà, pour l’humour canaille et bon enfant, plus que méchant et mordant. Mais aussi pour le côté bricolage. Au fil de la proposition, qui regorge de pépites drôlement bien dessinées ou machinées, on se revoit, papier et ciseaux en main, en train de suer durant les cours de travaux manuels pour tenter péniblement de reproduire le modèle. Et le spectacle marche encore pour son côté boudeur. Régulièrement, et on le comprend, le factotum râle devant la charge de sa fonction, suscitant faveurs et encouragement des spectateurs.
Le phare et l’oie
Les perles du collier? La tour de contrôle et le phare qui, avec leur tête tournante, suscitent les applaudissements de l’assemblée. Et aussi lesmoutons du Shetland harcelés par le chien, une boîte qui aboie. Ou encore la cornemuse, fort bien sculptée et, de l’autre côté de la Manche, le biniou, qui n’a rien à lui envier. Mais la star incontestée de la soirée est sans nul doute la vieille oie qui, contrairement à ses cadettes ayant réussi à filer, finit plumée dans l’hélice d’un avion sans pitié. C’est un fait, Les gros patinent bien et le public leur dit merci. A propos, pourquoi ce titre qui n’a rien à voir avec le récit? Parce que, répond Le Monde, le spectacle, dans sa forme laboratoire, a été créé au Rond- Point, à Paris, en septembre 2020 et, comme ce théâtre a d’abord été une patinoire, les deux rigolos ont imaginé ce titre en référence à son histoire. C’est aussi que, à l’instar de Laurel et Hardy, Guillois est aussi mince que son partenaire est costaud. «Il ne restait plus qu’à faire patiner le gros», s’amuse l’auteur comique dont on avait déjà salué l’opérette barge Le Gros, la Vache et le Mainate, au Théâtre du Jorat en 2012. ■