"Le Sale Discours"
David Wahl est assurément un écrivain et un acteur mais c’est d’abord un explorateur qui se donne des missions impossibles dans des contrées inexplorées mais surtout introuvables ce qui ne l’empêche pas de raconter son fructueux périple sous la forme aimable de causeries aux données toutes vérifiables. Cela se passe parfois chez lui, derrière son bureau ; le plus souvent, à deux pas de chez vous, au théâtre du coin.
L’homme, ce cochon
Par exemple, le sieur Wahl est parti à l’assaut de la boule de cristal par la face nord ce qui n’est pas donné à tout le monde. En chemin, il a rencontré l’astrologue de Catherine de Médicis et Faust qui avait perdu ses clefs. On l’a vu à Brest s’enfoncer dans les dédales de l’Oceanopolis (Centre de culture scientifique et technique dédié aux océans) et discuter le bout de gras avec Dominique, un manchot qui en matière de gras en connaît un rayon (sur ces deux explorations, Traité de la boule de cristal et La Visite curieuse et secrète, lire ici). Il a également commis une autre causerie, que je n’ai pas vue, hélas, intitulée Histoire spirituelle de la danse.
Ses causeries ont parfois l’air farfelues, mais ce rat de bibliothèque et ce balayeur de caniveaux trouve dans les deux cas des pépites qu’il met en relation. La curiosité de ce binoclard est si maladive qu’elle en est devenue incurable et son nouveau texte, Le Sale Discours, en apporte une nouvelle preuve. Ce sale type, enfin sale je ne sais, est de plus en plus malade. A un point tel qu’il a demandé au metteur en scène Pierre Guillois de le mettre en scène.
Et comme le ridicule ne le tue pas, il peut commencer son spectacle assis sur une chaise et habillé en cochon – je veux dire tout de rose vêtu – un groin à la place du nez. Pourquoi le cochon ? Non parce que tout y est bon mais parce que l’animal est entaché d’une sale réputation, celle justement d’être sale. Il est sans éducation (aucun cochon n’a jamais atteint le certificat d’études), la truie va jusqu’à becqueter ses petits dès lors que le nombre de ses cochonnets dépasse celui de ses mamelles (ce qui prouve que le cochon ne sait pas compter), tous les porcs raffolent de déchets, si possibles puants et putrides.
Même ses excréments
Naguère, les cochons de tout poil encombraient les rues étroites de Paris (c’était longtemps avant le baron Haussmann). Et arriva ce qui devait arriver : le cheval d’un prince et futur roi fit une rencontre imprévue avec un gros porc. Effrayé par la masse grognante, le cheval entraîna dans sa chute son cavalier et, dans la panique, l’acheva bien involontairement à coups de sabots. Anne Hidalgo de l’époque, le roi Louis VI dit « Le Gros », inconsolable, décida d’interdire la libre circulation des « truies, verrats et autre pourceaux » dans la capitale, il fallut désormais les tenir en laisse comme des vulgaires chiens.
Etait-ce une bonne idée ? David Wahl, jamais à court de questions, se la pose longuement. D’un côté, il en réfère à Héraclite qui, dès le VIe siècle avant J.-C., constatait que les cochons sont « plus heureux dans la boue que dans l’eau pure ». De l’autre, contrairement à l’homme, au chat et au chien, le cochon « mange même ses propres excréments » comme le constate Maïmonide, grand rabbin du XIIe siècle, ce qui fait du cochon un écolo-responsable avant l’heure.
A ces époques lointaines, le cochon n’était pas rose mais noir, et c’est suite à des croisements génétiques avec un porc asiatique qu’au XVIIIe siècle on passa du noir au rose, nous apprend encore David Wahl. Où va-t-il chercher tout ça ? Il n’a pas le temps de répondre car il en est déjà à poursuivre son questionnement. Le gros monarque tout à sa peine a-t-il bien eu raison ? Wahl en doute car de tout temps le cochon s’est nourri d’immondices. L’interdire dans les rues de paris, c’était priver la population des « premiers éboueurs que notre civilisation ait jamais connus », comme le dit joliment Wahl. Dès lors, Paris renoua avec la fange. Ce qui prouve bien, conclut Wahl, que « la distinction entre ce qui est propre et ce qui ne l’est pas a toujours été des plus confuses ». C’est là l’un des axes de son discours, de son Sale Discours.
Sauve qui pue
Tenez la merde. Les Japonais s’en servaient pour fertiliser les champs (le paysan français, plus délicat, se contente de bouses de vache) et allaient jusqu’à poser des petits seaux sur le bord des routes pour inviter les passant à déféquer dedans. Tenez l’urine. Il n’y a pas que les héros perdus dans le désert qui, après avoir pissé dans leur gourde, vide depuis longtemps, boivent l’urine en écartant fiévreusement leurs lèvres desséchées. Madame de Sévigné, elle-même, dans une lettre, « conseille à sa fille de se rincer la bouche avec celle d’un garçon prépubère afin de s’assurer d’une bonne hygiène buccale ». Certes Madame de Sévigné est connue ; il est cependant peu probable que les manuels scolaires citent cette lettre. Mais qui connaît l’abbé Fontana qui, en 1782, inventa « l’eudiomètre », un appareil capable de mesurer les odeurs de l’air et de calculer son taux de respirabilité. Ou Brouardel, un médecin qui en 1873 mérita de passer à la postérité pour avoir dit cette phrase définitive : « Tout ce qui pue ne tue pas et tout ce qui tue ne pue pas. »
Après un arrêt pipi-caca-au-delà dans l’antre du spiritisme, on en arrive au XXe siècle avec le corps irradié de Marie Curie qui va entrer au Panthéon dans un cercueil de plomb pour ne pas importuner les visiteurs. David Wahl en profite pour bifurquer vers son mari Pierre qui, s’il n’avait pas été renversé par une charrette, aurait étudié de près les pouvoirs de leur servante polonaise Eusapia. Saluant au passage l’immunologiste Jean-Claude Ameisen, le voici maintenant au chevet des déchets radioactifs et des déchets humains. Vaste programme.
Chemin faisant, l’auteur-acteur aura quitté son habit rose pour une combinaison noire et, seau après seau, il aura déversé sur le plateau une matière noire, étrange, à la fois épaisse et fluide, mystérieuse et brillante à l’instar de tout ce qu’il raconte. Il finira par se vautrer dans cette matière, explorateur jusqu’au bout.