Détrompez-vous : dans ce spectacle, n’est pas sale ce que l’on croit, ni propre ce qui en a tout l’air… La scène, plongée dans l’obscurité, s’éclaire doucement d’une lueur d’aube qui dessine par petites touches une silhouette ramassée sur elle-même, assise sur un minuscule tabouret. Cette silhouette s’adresse bientôt aux spectateurs, en tournant lentement son visage vers eux, et d’un geste rapide et inattendu fixe d’un coup d’élastique un groin tout rose sur son nez, qu’elle pointe vers la salle. Il est question de cochon. Celui tout noir et fou qui, en l’année 1131 à Paris, a provoqué la mort, en effrayant sa monture, du fils adoré du roi Louis » le Gros « . Justice s’ensuit, qui frappe la gent porcine tout entière : le souverain interdit instamment que les bêtes ignobles continuent d’errer dans la ville pour se goinfrer des tas d’ordures qui souillent ses venelles. Et voici le porc déchu, par royale injonction, de son statut historique d’éboueur zélé jusqu’alors d’apparence bénéfique, à celui de dégoutant mangeur d’excréments, porteur de peste, impur, et partant exclu des repas des Juifs. Une mise au ban annonciatrice pour l’animal d’une tenace affligeante réputation… Las ! La conséquence en fut que pourriture et pestilence accablèrent désormais les rues et ses habitants : » réduire la saleté pourrait-il conduire à éradiquer la propreté ? « , s’interroge le narrateur…Dès lors, l’on est priés de réviser ses perceptions ! Car le récit virevoltant, mené avec subtilité, brio et humour par l’auteur et interprète David Wahl dans son » Sale Discours ou Géographie des déchets pour distinguer au mieux ce qui est propre de ce qui ne l’est pas « *, les fera chavirer.
Cette épique » causerie environnementale » entend nous dessiller les yeux, en chevauchant le clivage saleté/propreté par delà les siècles, du Moyen Age au futur proche transhumaniste, en passant par l’an 2000, très proprement inauguré par la décision d’enfouir nos poubelles nucléaires à Bure ! L’habile comédien secoue les rouages grippés de nos évidences par des syllogismes malicieux et pirouettes dissertatives, en convoquant tout à la fois Démocrite, Aristote, Homère, Alfred De Musset, Lavoisier et Johannes Faber, l’inventeur du microscope. Et encore Wilhelm Röntgen, découvreur des rayons X, Pierre et Marie Curie, adeptes de spiritisme et épris de radium, ou Aubrey de Grey, gourou contemporain de la vie éternelle. Pour démontrer quoi ? Que la confusion règne depuis belle lurette, car » ce que l’on croit propre un jour ne l’est pas toujours « .
C’est ainsi que l’on a un temps, au Japon, énormément prisé la merde pour fertiliser les cultures, au point de récompenser les consciencieux qui allaient déposer leur grosse commission aux bords des champs. Que l’eau n’a pas de toute époque joui de la bonne réputation qu’on lui prête – celle de nous nettoyer – puisqu’on la soupçonnait d’inoculer dans le corps mille saloperies. Que soudain – horreur suprême !- l’homme s’est découvert abritant lui-même d’invisibles et néfastes microbes, le pauvre à plus forte raison qui de bacilles en trimbale une cohorte. Miséreux et sale ne firent plus qu’un. L’homme » serait-il une véritable ordure » ? Le comédien dévide avec une drôlerie raffinée une pelote dans laquelle la critique sociale n’est jamais bien loin, ni la mise en garde sur les avancées de la science, qui a souvent cheminé aux côtés de la croyance. Lorsque il déverse sur la scène, un par un, des seaux d’un liquide noirâtre et gluant, s’y vautre et rampe tout en semant le doute dans nos esprits, l’on comprend que l’être humain occulte les immondices qui l’entourent, fabriquées pourtant de ses propres mains. Alors à la fin de cette pièce inspirée et jouissive, qui égratigne aussi notre désir perpétuel de vaincre la mort, l’on se retrouve un sourire aux lèvres, tourneboulés par ce déconcertant jeu de piste du sale et du propre. Avec envie d’y voir plus net.